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A propos de l'émission A Bon Entendeur diffusée sur la rts le 8 avril 2025

A propos de l'émission A Bon Entendeur diffusée sur la rts le 8 avril 2025

Dimanche, Avril 13, 2025 Ecriture

Après avoir visionné l’émission A Bon Entendeur (ABE) du 8 avril dernier sur le thème des prothèses auditives, je vous fais part de mon indignation :

Malentendante sévère de 58 ans avec une perte de 77 % aux deux oreilles, appareillée depuis 2001 et travailleuse sociale, je suis concernée au premier chef par ce sujet.

Je regrette le prisme assez restreint par lequel l’émission a été abordée, qui met l'accent sur la problématique de la malentendance des personnes en âge AVS et minimise celle de ceux qui travaillent. D’autre part, elle se focalise sur le prix des aides auditives, même si je reconnais sans ciller qu’il est prohibitif.

Le titre de l’épisode donne le ton : « Ces très chères prothèses auditives ».

Avant d’être chères, elles sont INDISPENSABLES.

L’idée sous-jacente est que les malentendants ont du choix, mais que le choix du type d’appareils ne devrait être guidé que par son prix. Un peu comme on va au supermarché et qu’on devrait opter pour des pommes « budget » alors qu’il y a toutes sortes de pommes proposées, y compris des pommes bio. Des pommes sont des pommes, non ??

C’est bien plus complexe que cela ! L’oreille, et donc l’ouïe, est plus compliquée que l’œil et la vue, et c’est d’autant plus regrettable que la malentendance, en plus d’être mal connue car invisible, ne jouit pas de la même empathie, comme le sont la cécité ou la malvoyance.

Quelques chiffres tirés de l’OMS (février 2024) :

« En 2050, près de 2,5 milliards de personnes seront, d’après les projections, atteintes d’une perte (ou déficience) auditive plus ou moins prononcée et au moins 700 millions de personnes auront besoin de services de réadaptation.

Plus de 1 milliard de jeunes adultes risquent une déficience auditive permanente évitable, car ils ont des pratiques d’écoute non sûres. »

(https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/deafness-and-hearing-loss)

L’émission commence par cette déclaration, non fausse mais réductrice :

« - Perdre l’ouïe au point de ne plus pouvoir suivre une conversation avec ses amis ou sa famille ? ».

On ne s’appareille pas par luxe ou pour simplement pouvoir communiquer avec la serveuse en lui commandant un café quand on est à la retraite. L’émission le suggère aussi.

S’il ne s’agissait « que » de ne plus pouvoir suivre les conversations en cercle restreint, ce serait encore chose aisée d’être atteint dans son ouïe ; mais être malentendant a des répercussions bien plus délétères que ça et, surtout, ça ne commence pas seulement « lorsque l’âge avance », comme il est affirmé dans le documentaire.

Sans quoi, on renforce le cliché que la perte auditive s’invite une fois qu’on est devenu un papy ou une mamy.

Dans une société jeuniste où il est fortement conseillé de cacher toutes traces de déficit ou de faiblesse, l’appareillage fait partie de ces moyens auxiliaires que la plupart refusent de porter, ou alors le plus tard possible, parce que précisément associé à la vieillesse et signe extérieur de handicap.

Justement, on doit alerter sur l’importance capitale de s’appareiller rapidement dès les premiers symptômes de perte auditive, afin de continuer à stimuler le cerveau, sans quoi les dommages sont irréversibles et les appareils une fois portés, aussi performants seraient-ils, ne serviraient à rien, ce qui renforcerait encore l’idée que des gens se font chèrement équiper et qu’ils laissent leurs prothèses au fond d’un tiroir. Et que donc les appareils sont inutiles en plus d’être chers.

Si, en Suisse, d’après ABE , 700’000 personnes sont concernées par le déficit auditif aujourd’hui, il faut bien se rendre à l’évidence que ce chiffre va augmenter, d’une part en raison des personnes âgées toujours plus nombreuses, mais aussi en raison du mode de vie des jeunes exposés très tôt au bruit. Il y a d’ailleurs une importante augmentation des pertes auditives dans une population encore jeune, ce qui inquiète le corps médical et l’OMS.

Pour revenir à l’émission d’ABE, s’il faut admettre que certains malentendants se sont vus proposer des appareils bien plus performants que ce dont ils auraient eu besoin ou que des audioprothésistes poussent à la consommation, il faut dire et redire que le choix de la prothèse auditive se fait en fonction du degré d’atteinte de la personne malentendante et aussi de son environnement, de son style de vie et de ses besoins.

S’il n’y a pas de situations qui priment les unes sur les autres, les besoins sont différents : un jardinier de 55 ans dont la perte est légère ne va pas avoir besoin du même type d’appareil qu’une enseignante de 40 ans à la perte massive, de même qu’un senior de 67 ans à la vie sociale riche (bénévolat, cours, pratique d’un instrument, etc..) n’aura pas les mêmes besoins qu’une femme de 82 ans qui vit en EMS. C’est donc du sur-mesure.

Dans le reportage, les deux personnes à qui l’on donne la parole sur leur vécu sont des personnes en âge AVS, ce qui renforce cette idée que seuls les aînés sont concernés par ce handicap ou le besoin de se faire appareiller.

Il aurait été souhaitable que la 3e personne du reportage, l’enseignant, soit entendu sur ses difficultés de se maintenir au travail et son besoin IMPÉRATIF d’avoir des appareils adéquats. Sa parole n’est pas assez mise en avant : il s’agit d’un cas typique d’une active, qui souffre d’une perte sévère et qui travaille dans l’enseignement, qui s’est maintenue à son poste à la force de sa volonté et dont le prix à payer ne se compte pas seulement en milliers de francs mais également en fatigue extrême due aux efforts incessants de concentration. On a tous l’image de classes d’ados remuants face à des profs dépassés, même entendants. Imaginez ce que c’est de ne pas bien entendre ni comprendre et les conséquences qui en découlent.

Il est évident que, pour compenser sa perte auditive et fonctionner dans son travail, cet enseignant ne peut se contenter d’appareils avec quelques canaux basiques, de prothèses achetées en ligne, encore moins d’AirPods ou de cornet acoustique tel le Professeur Tournesol.

Son choix est donc limité et son handicap le contraint à devoir s’orienter vers des appareils très performants et donc très chers, pour des raisons évidentes qu’un appareil « simple » tel qu’il est remboursé par l’AI ne permettrait en aucun cas de fonctionner dans le milieu bruyant d’une classe.

Voici ma propre expérience : me faire appareiller correctement des 2 oreilles m’a coûté la coquette somme de CHF 9’000.-. J’aurais évidemment apprécié que mes appareils ne me coûtent que la moitié, d’autant que la participation de l’AI s’élève en tout et pour tout à CHF 1’650.-. En faisant le calcul, je dois débourser de ma poche CHF 7’350.-. Et cette somme doit être déboursée à chaque changement d’appareils, à savoir tous les 6 ans !

Je n’ai pas eu le choix du type d’appareils si je voulais pouvoir continuer à fonctionner au travail et ne pas me retrouver larguée. C’est pourquoi, il y a quelques années, alors que j’étais munie d’appareils bas de gamme, j’ai risqué perdre mon travail. C’est dire l’importance d’un excellent équipement.

Au moment des démarches avec l’AI pour me faire rembourser, en voyant ma facture de CHF 9000.-, l’AI a rechigné en argumentant que j’aurais pu me contenter d’appareils moins chers (donc moins performants…) ou que j’aurais bien pu aller en France pour m’équiper !! Personnellement, je vis à Genève et je ne vais pas faire des kilomètres pour acheter mes piles, faire mes réglages ou effectuer une réparation en France. Cette suggestion de l’AI est inadmissible. Et ceux qui habitent le canton de Fribourg ??

Au fond, d’après l’AI, si je devais allonger autant d’argent de ma poche, c’était parce que j’avais été trop exigeante. En quelque sorte, j’aurais pu me contenter de pommes « budget ».

Les économies de l’AI sont faites sur le dos des malentendants qui continuent, ou pas, selon leurs moyens, à compenser ce que l’AI ne rembourse plus. L’AI s’est désintéressée des personnes à déficience auditive ; ces malentendants sont une part silencieuse de la population à qui on prétend rembourser des aides auditives « adéquates » mais qui ne le sont que dans un seul cas de figure : dans un milieu calme ! C’est-à-dire quand toutes les conditions sont réunies pour que même un malentendant ne soit pas trop en difficulté pour comprendre une conversation. Passé ce format, le malentendant n’a pas la capacité à pouvoir s’intégrer dans une quelconque vie professionnelle ou sociale, puisque les aides auditives basiques ne sont pas adaptées à ce milieu. C’est une discrimination pure et simple.

Monsieur Hannes Germann, conseiller aux Etats UDC, père de la réforme de 2011 et qui a une très bonne ouïe, lui, justifiait la baisse de la prise en charge des aides auditives par l’AI en affirmant que les malentendants allaient eux-mêmes être des acteurs principaux pour contraindre les audioprothésistes à faire baisser les prix en faisant jouer la loi de marché, ce qui n’a évidemment pas fonctionné, comme c’était vu d’avance. Sous ce fallacieux prétexte, l’AI voulait faire en réalité des économies sur le dos – sur les oreilles- des malentendants ; ces derniers se retrouvent les dindons de la farce. On prétend vouloir les aider, mais on profite d’eux. Comme c’est vilain, ça !

Je propose volontiers à M. Germann de venir à Genève manger un plat du jour au restaurant en exigeant de ne payer que CHF 10.- au lieu de CHF 18,50.- pour affirmer vouloir faire jouer la concurrence et faire baisser les prix. C’est totalement risible.

En réalité, on comprend en visionnant ce documentaire d’ABE, c’est que les malentendants sont dépossédés de leur possibilité de choix, réduits à leur statut de handicapés, spoliés par l’AI ainsi que par des audioprothésistes peu scrupuleux.

En résumé, soit les malentendants se contentent d’appareils « simples » pour lesquels ils sont remboursés entièrement par l’AI mais qui sont complètement inadaptés à presque toutes les situations de la vie, soit ils paient de leur poche des milliers de francs pour avoir un appareillage adapté à leurs besoins réels. Ou alors, plus grave, ils ne s’appareillent pas, avec ce que l’on sait de répercussions délétères comme le licenciement, le départ au chômage avant 65 ans, la dépression consécutive à l’isolement social et professionnel, la discrimination, la démence prématurée, le manque d’accès aux informations et aux soins, etc.

Je veux alerter sur le fait que la malentendance doit être mieux connue et qu’elle doit être prise en compte de manière sérieuse. C’est un sujet de santé publique qui doit être mis au rang des préoccupations premières.

Sylviane Pisteur

Thônex, avril 2025

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