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Comme toute bonne genevoise, le Salève a toujours fait partie de mon univers. Enfant, la fenêtre de ma chambre donnait en plein sur cette « colline ». Les dimanches d’hiver, quand le brouillard, parfois pendant de longs jours d’affilée enfermait la plaine lémanique sous sa chape dense et humide tant détestée, nous montions en moins de trente minutes jusqu’à la Croisette pour profiter du soleil et faire le plein de lumière. Il fallait voir la mer de brouillard, s’étendre de part et d’autre du bassin genevois, immaculée comme de la crème fouettée, et jubiler d’être sur ce balcon, tels des dieux au-dessus des miasmes. Le retour en plaine était silencieux et terne alors que nous replongions dans la crudité de l’épaisse et grise couverture, avec ce sentiment de suffocation qui nous prenait dans le nez.
C’est
aussi au Salève que j’ai fait mes premières armes à ski, à
l’époque où la neige était encore abondante à la modeste
altitude de 1300 mètres. L’unique tire-fesse nous propulsait 100 m
plus haut que le village et, sans lassitude aucune, je faisais des
rotations en boucle pour écouler le coupon accroché à ma veste
molletonnée. Le pisteur me tendait la perche après avoir fait un
petit trou dans le carton où étaient dessinées dix cases
représentant les dix remontées de mon forfait de fortune.
Je ne me souviens plus de la date à laquelle j’ai appris que ce Salève n’était pas suisse. Je n’étais bien sûr encore qu’une petite fille, mais j’en fus stupéfaite, puis profondément désappointée.
Des années plus tard, j’ai su que ce Salève et moi avions une histoire en commun.
C’est en commençant mon arbre généalogique, en 2023, que j’ai découvert que mes ancêtres du côté paternel venaient de Collonges-sous-Salève. La version qui m’avait toujours été présentée durant mon enfance était que nous n’étions que très peu d’individus à porter le nom de, que notre famille basée à Genève, si elle avait bien de lointaines origines françaises, était désormais petite et nous nous comptions sur les doigts de deux mains à peine.
J’ignorais donc qu’il fallait simplement franchir la frontière et faire moins de 5 km depuis mon domicile pour trouver des P…. comme du sable à la mer, des P…. issus de la même branche, des cousins évidemment éloignés de plusieurs générations.
Si les archives départementales attestent la présence de P…. à la fin du XVIIe et début du XVIIIe dans la région, je ne sais en revanche pas d’où ils seraient venus. La théorie serait que les P…. étaient les rabatteurs du Roi, et qu’ils se seraient installés du côté de la Genève protestante, dans les environs d’Archamps, Collonges-sous-Salève, Thairy, La Muraz, Saint-Julien-en-Genevois, etc. Comme ils avaient l’habitude de travailler le gibier à la Cour, leurs métiers auraient été essentiellement des métiers de bouche. C’est pourquoi on a retrouvé bon nombre de Pisteur bouchers.
C’est en 1763 que deux frères P…. franchissent la frontière et s’établissent à Lancy, Carouge, Bernex, etc.. et essaiment ainsi du côté genevois. Dès lors, et pour des raisons que j’ignore, il semble que les P…. de chaque pays aient pris des trajectoires différentes. Bien des mystères et des secrets demeurent, comme dans toutes les familles.
Mais ce que je dois dire encore à propos du Mont Salève ne relève pas du rationnel.
En 2004, n’ayant plus pratiqué de sport depuis des années, je me remettais à l’activité physique pour faire quelque chose de toute l’énergie qui bouillonnait en moi. C’est ainsi que, tout naturellement, je fis comme bon nombre de mes compatriotes : j’arpentais les pentes du Salève. Depuis Le Coin, je montais par le Sentier d’Orjobet pour arriver à La Croisette. Pendant des années, je fis ce chemin un nombre incalculable de fois. Ce qu’il se produisait, de manière systématique lorsque j’arrivais presque arrivée au sommet est très étrange : au sortir de la forêt et aux abords des premiers pâturages, à un jet de pierre du village de la Croisette, j’avais une étrange impression de connaître ce lieu que le sentier m’amenait à traverser. Je devais toujours m’arrêter à un endroit précis. À droite du chemin, il y avait de grands arbres épars qui faisaient comme une petite clairière légèrement inclinée, ce n’était pas avant, ni après, mais juste là que ce sentiment me prenait. Quelque chose se passait ici, qui dépassait ma raison et qui me faisait me remémorer des souvenirs que je n’avais pas vécus. J’étais comme subjuguée par cette place. Pour moi, ici, il y avait un repas de mariage. J’étais certaine de voir des tables à tréteaux, dressées à l’ombre des arbres et sur lesquelles étaient placés des reliefs d’un banquet. Je pensais aussi voir et entendre les gens festoyer. C’était très intrigant, car il me semblait être spectatrice de cette fête. Il y avait quelque chose de familier dans ce tableau comme si ces ceux qui étaient là étaient les miens.
A l’époque, bien sûr que je ne savais pas que la famille P…. avaient habité dans les environs de cette scène.
C’est en faisant mon arbre généalogique que j’ai repensé à cette expérience singulière, qui a commencé il y a plus de 20 ans.